Travaillez plus longtemps mais pas ici !

Le but de cet article n’est pas de débattre du thème de la réforme des retraites, mais de mettre en évidence l’incohérence qui existe entre vouloir faire travailler les seniors plus longtemps et, en même temps, leur offrir peu d’opportunités de finir leur carrière dans leur entreprise. Autrement dit : « Travaillez plus longtemps, mais pas ici ! ».

Cela commence comme une mauvaise blague… D’un côté un dessin humoristique des années 2000 où l’on voit un patron discuter avec un collègue sur les bienfaits des délocalisations pour produire moins cher et essayer de réduire les coûts, tout en affirmant que les salariés seront la variable d’ajustement… De l’autre, les deux mêmes patrons, 20 ans plus tard, se lamentant de la « grande démission » et regrettant amèrement que les salariés ne partagent ni ne portent plus désormais les valeurs de l’entreprise !

Chat échaudé …

Certes la crise sanitaire mondiale et ses soubresauts à répétition, aggravée par tous ces évènements anxiogènes, aura joué le rôle d’accélérateur de changement sociétaux qui n’ont pas fini de bouleverser l’entreprise et le monde du travail en général.

Selon les âges et les générations, nous ne réagissons évidemment pas tous de la même manière.

La tranche « 45/54 ans semble être devenue la nouvelle frontière autour de laquelle le destin doit être pris en main et les choix de vie confirmés.

Reconnaissons que, pour les seniors, les choses ne sont pas faciles.

Les débats autour de la réforme des retraites divisent les générations : les plus jeunes pensent qu’il est normal et nécessaire de travailler plus longtemps car ils ont compris que, dans un système de répartition, ce sont ceux qui travaillent et cotisent qui rémunèrent les retraités. Les futurs retraités, eux, aspirent à quitter le monde du travail au plus vite pour laisser le soin à d’autres de payer leur retraite. Finalement on pourrait presque dire que tout le monde propose la même chose : travailler plus longtemps… mais pas moi… les autres !

On retrouve la même incohérence dans l’entreprise qui adhère à l’idée qu’il faudra travailler plus longtemps pour financer les retraites d’ex-travailleurs qui vont vivre plus longtemps. Travailler plus longtemps, certes, mais ailleurs ! Car chez nous il n’y a plus assez de travail ; on restructure, on délocalise, on « simplifie » … bref, on n’a plus besoin d’autant de monde et surtout plus des mêmes compétences. Donc, travaillez plus longtemps… oui, mais pas chez nous !

Il ne s’agit pas de faire le procès de la stratégie du Groupe mais bien d’en entrevoir les conséquences, en particulier en ce qui concerne l’emploi des seniors et la façon dont sont gérées les fins de carrière, et d’essayer de proposer des voies de progrès.

« Les deux bouts de la vie professionnelle posent problème dans les entreprises françaises. Difficulté d’accès pour les jeunes et éviction des plus âgés se retrouvent dans des taux d’emploi éloignés des standards européens » (La Croix, le 24/06/2022)

En effet, « seuls 56,1% des 55-64 ans occupaient un emploi fin 2021 » (Culture RH, 02/08/2022)

Déjà en septembre 2019, un rapport d’information public fait au nom de la Commission des Affaires Sociales du Sénat sur l’emploi des seniors posait la « question de l’allongement de la vie active (comme) l’un des enjeux de la future réforme des retraites. La France accuse encore un retard sur nombre de ses voisins européens s’agissant du taux d’emploi de la tranche d’âge 60-64 ans. Surtout, le retour en emploi s’avère de plus en plus difficile à mesure que l’âge avance et plus d’une personne sur deux n’est plus en emploi au moment de son départ à la retraite. Il est donc nécessaire de s’interroger sur les freins à l’emploi des travailleurs les plus âgés et de créer les conditions de leur maintien dans l’emploi jusqu’à l’âge de la retraite. La commission des affaires sociales du Sénat formule 18 propositions visant à changer le regard porté sur ces actifs, anticiper le plus en amont possible la seconde moitié de la carrière et fluidifier la transition vers la retraite. Face à l’échec des politiques ayant consisté à favoriser la sortie des plus de 55 ans du marché du travail, ce rapport appelle à faire de l’emploi des seniors une cause nationale passant par la mobilisation de tous les acteurs à commencer par les employeurs. ». C’était il-y-a trois ans…

Pourquoi faut-il militer pour le maintien dans l’emploi des seniors dans l’entreprise ?

Quelles solutions envisager pour y arriver ?

Evidemment cela peut aussi être un choix personnel de reconversion surtout à l’heure des plans et autres incitations à l’ « accompagnement pour mobilité externe ». Nous notons d’ailleurs de clairs messages dans la bouche de nos dirigeants quant à l’emploi « en dehors de l’entreprise »… Sans oublier les vidéos vantant les bienfaits de la mobilité externe sur l’Intranet !

« Cette aspiration à ne pas faire de vieux os au boulot est d’ailleurs plus marquée en France que chez nos voisins : en 2020, 63% des Français âgés de 50 à 64 ans exprimaient le souhait de partir le plus tôt possible, selon l’enquête Share (Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe), un score six points au-dessus de la moyenne de l’Union européenne.[…] Pour une petite minorité des salariés, travailler plus longtemps ne pose pas de problème parce que pour eux le travail est synonyme  de réalisation de soi, d’épanouissement, de valorisation et d’expression personnelle, alors que la retraite est synonyme de vieillesse. Mais bien plus nombreux, voire majoritaires, sont ceux qui n’ont pas le luxe d’attendre. Ce n’est pas tant qu’ils ne veulent pas travailler plus, mais plutôt qu’ils ne peuvent pas le faire. » (Alternatives économiques n°428, novembre 2022)

Alors, comment faire pour inverser la tendance ?

Arrêter la chasse aux seniors en introduisant la discrimination positive

« Pour travailler plus longtemps, il faut déjà … travailler ! ». L’entreprise devrait valoriser l’expérience et s’appuyer sur les seniors pour former les plus jeunes en développant des missions de mentoring/coaching. En renforçant les services de formation et en privilégiant les contacts entre êtres humains plutôt que les e-learnings, le transfert de connaissances s’en trouverait renforcé.

Car entre le travail et la retraite, la transition n’est pas forcément linéaire. Il existe pour de nombreux Français une zone grise, plus ou moins longue, sorte de salle d’attente inconfortable où ils ne sont ni en emploi ni à la retraite. C’était le cas de près de 16,7 % des personnes âgées de 62 ans en 2021, dont 3 % étaient au chômage et 13,7 % en inactivité et dépendant essentiellement du RSA, d’une pension d’invalidité ou du revenu de leur conjoint.

Entre 50 et 67 ans, il peut se passer beaucoup de choses. Et de fait, dans cette tranche d’âge, les parcours sans embûche directement de l’emploi à la retraite ne concernent que 60 % des personnes nées en 1950.

Ce qui veut dire que 40 % des assurés ont passé au moins un an dans cette salle d’attente du « ni ni », c’est-à-dire ni en emploi ni en retraite. Dans 7 % des cas, c’est une période de chômage qui a précédé la retraite. Dans 3 % des cas, il s’agit d’un arrêt maladie ou invalidité. Et pour les 30 % restants, il s’agit de trajectoires plus compliquées avec plusieurs allers-retours entre emploi, chômage, inactivité et retraite. « Quand on perd son emploi après 55 ans, l’assurance chômage ne permet pas forcément d’être indemnisé jusqu’à la retraite, ce qui crée des poches de pauvreté. On est en train de faire de l’assurance chômage un instrument d’incitation à retrouver du travail, alors que de nombreuses études ont montré que s’il n’y a pas d’emploi, ça ne sert à rien de réduire les droits à indemnisation. » Et pour les seniors, l’emploi reste une denrée rare parce que les entreprises ne veulent plus d’eux… « On a raté la prolongation de l’activité des seniors. La France reste dans une culture de la sortie précoce ». Dans les années 1980, les pouvoirs publics ont mis en place des dispositifs avantageux de préretraite, qui ont permis aux personnes licenciées de sortir dans de bonnes conditions du marché du travail. Un système dont ont largement bénéficié des secteurs comme la chimie, le textile ou la sidérurgie, frappés de plein fouet par la désindustrialisation. Une fois dehors, les seniors ont très peu de chances de retrouver un nouveau boulot. Ces dispositifs publics ont été progressivement supprimés, mais laissent des traces profondes : « Trente ans de préretraites ont modelé la question de l’emploi des seniors », « Les employeurs n’ont pas envie et pas besoin de garder les seniors très longtemps, soit parce qu’ils coûtent trop cher, soit parce qu’ils ne sont pas jugés assez productifs ».

Aujourd’hui, les entreprises continuent à pousser les salariés âgés vers la sortie, via d’autres dispositifs qui ont pris le relais, que ce soient les plans de départ volontaire ou les ruptures conventionnelles en fin de carrière.

« C’est la conséquence de la stratégie d’hyperproductivité retenue par de nombreuses entreprises françaises. Pour rester compétitives dans une économie mondialisée, elles ont choisi de ne garder que les salariés les plus productifs, et de leur demander de travailler toujours plus intensément. »

Et le phénomène ne touche pas que les ouvriers. Les cadres grisonnants sont, eux aussi, dans le viseur des employeurs : un cadre sur quatre en fin de carrière se sent menacé par un licenciement (étude de l’Apec). « Les seniors ont l’impression d’être sur un siège éjectable. On a, en France, une précarité en début et en fin de carrière, ce n’est pas très glorieux. »

En 2008, un rapport de la Caisse nationale d’assurance vieillesse parlait même d’une véritable « chasse aux seniors » dans les entreprises, et cela « dans tous les secteurs professionnels » : suppression de postes, mutation dans des lieux de travail plus contraignants, affectation des seniors à des tâches dégradantes ou inintéressantes, incitation à quitter l’entreprise et à liquider sa retraite…

Dix ans plus tard, en 2018, France Stratégie pointait également « le poids des représentations négatives liées à l’âge » : « L’espérance de vie augmente, mais les stéréotypes demeurent. L’âge constitue ainsi, avec le sexe, le premier motif déclaré des expériences de discrimination liées au travail, loin devant l’origine ethnique » ; et une fois dehors, les seniors ont très peu de chances de retrouver un nouveau boulot… En 2018, la part des chômeurs de longue durée chez les chômeurs de plus de 55 ans est de 60 %, contre 42 % pour l’ensemble. Et, là encore, c’est un mal typiquement français : une étude menée en 2015 en Europe a montré que 75 % des managers français pensaient qu’avoir plus de 55 ans désavantageait un candidat, contre 60 % en moyenne dans l’Union européenne.

« Il faut (ré)apprendre aux entreprises à manager les seniors. L’exemple de la Finlande nous montre que c’est possible. Ils ont très tôt mis en place des politiques actives du marché du travail pour accompagner les entreprises dans ce changement. Avec des résultats impressionnants : l’âge de sortie effective du marché du travail est passé de 58 ans en 1996 à 62 ans en 2002 »

Et quelle est la recette du succès finlandais ? Miser sur l’amélioration des conditions de travail, une dimension totalement absente du débat en France…

Face à « l’intensification du travail », redonner du sens

De plus en plus de salariés doivent travailler dans l’urgence, les managers cherchant à réduire tout ce qui est jugé improductif, tandis que les tâches sont de plus en plus standardisées et le travail davantage contrôlé. Les ouvriers ne sont pas les seuls à souffrir au travail ; les cadres, eux aussi, sont touchés, notamment par les risques -psychosociaux. « Au-delà des métiers pénibles, les cadres sont confrontés à des phénomènes d’usure psychique, parce qu’ils considèrent que leur travail n’a plus de sens, qu’il heurte leurs valeurs, ou encore parce qu’ils n’ont pas assez d’autonomie, qu’ils passent leur temps à faire du reporting. Les gens se plaignent de ne plus pouvoir faire un travail de qualité ». « Le vieillissement au travail peut rendre plus difficile le fait d’être toujours en train de se presser, sans aucun degré de liberté dans les manières de faire ou d’organiser son travail. Avec l’âge et l’expérience, de manière générale, on est davantage dans des stratégies d’anticipation, de vérification. S’ils doivent travailler dans la précipitation, les salariés âgés ne s’y retrouvent plus, leur travail perd son sens ». « La perte de sens dégrade aussi la santé : on est plus susceptible de se mettre en arrêt maladie et pour plus longtemps ».

Une solution consisterait à réduire progressivement la voilure ; mais c’est une autre particularité française : les salariés ont très peu recours au temps partiel choisi, car les employeurs freinent des quatre fers et les organisations du travail s’y prêtent peu.

Former suffisamment en avance

Quand ce n’est pas l’employeur qui refuse de leur faire suivre une formation, passé un certain âge, les salariés ne voient plus l’utilité de se former ; ils ont le sentiment de ne pas en avoir besoin. Un ressenti particulièrement marqué chez les ouvriers. « La perte d’employabilité avec l’âge risque donc d’être plus rapide pour les ouvriers et les employés qui voient leur taux d’accès à la formation diminuer dès 35 ans, contre 50 ans pour les cadres ». « Mais les seniors ont moins besoin de cours formels que d’appui et d’accompagnement dans l’exercice de leur travail, et surtout lors des transformations réglementaires, organisationnelles ou technologiques associées. D’autres pays, en Europe du Nord par exemple, font beaucoup mieux que nous en matière d’organisation du travail apprenante ou de tutorat ».

Redonner confiance dans l’avenir

Croire qu’il suffit de déplacer le curseur de l’âge légal pour remettre la France au boulot, c’est oublier que les Français évoluent dans un contexte macro-économique qui dépasse largement leur bonne volonté. L’horizon économique reste déterminant. « Le contexte économique pèse très lourdement sur l’emploi des seniors. Il y a un lien étroit avec notre politique industrielle : c’est là où des pans d’activité ont disparu que les seniors se heurtent aux plus grosses difficultés d’embauche ».

Attention aussi à ne pas négliger « l’effet législatif » : les Français souhaitent aussi partir le plus vite possible pour éviter d’avoir à subir une nouvelle réforme. « La retraite est devenue mouvante, ce n’est plus un horizon sûr, ce qui incite les gens à partir le plus vite possible. Ils s’imaginent que l’avenir sera sombre et qu’il faut sortir le plus vite possible de l’activité aux moins mauvaises conditions ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes d’une réforme censée nous faire travailler davantage !

Prendre en compte objectivement la réalité du travail des seniors en termes de santé et de pénibilité

« Si les gens ne veulent pas travailler plus longtemps, c’est parce qu’ils sont cassés par le travail ». L’usure au travail constitue en effet une motivation forte pour partir le plus tôt possible à la retraite. Plusieurs études l’ont corroboré : plus de 40 % des Français ne pensaient pas pouvoir continuer leur travail jusqu’à 60 ans en 2015, contre moins de 20 % des Suédois ou des Allemands.

Car la pénibilité physique n’a pas disparu, loin de là. Près d’un million de salariés, tous âges confondus, doivent répéter le même geste à une cadence élevée plus de 20 heures par semaine, tandis que près de 2 millions de travailleurs portent des charges lourdes plus de 10 heures par semaine, selon l’enquête Sumer. De quoi sérieusement altérer leur santé : la France est ainsi confrontée à une véritable épidémie de troubles musculosquelettiques (TMS), qui ont occasionné la perte de 10,8 millions de journées de travail rien qu’en 2018.

Certes le pouvoir législatif a vidé de sa substance (en en supprimant quatre critères sur dix) le compte pénibilité qui permettait aux salariés usés par le travail de partir plus tôt.

Mais l’entreprise peut toujours être mieux disante que la loi…

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